photo : Ivanoh Demers
25 avril 2009
Philippe Mercure
Bien des raisons peuvent pousser quelqu'un à se lancer en affaires. Mais David Bowman est sûrement le seul entrepreneur à s'être retrouvé président d'une entreprise à cause d'un cadenas de bicyclette. Aujourd'hui, le patron d'Outdoor Gear Canada possède sa propre marque de vélos. Et compte surfer sur la vague de cyclistes urbains qui déferle sur Montréal pour la faire grossir.
Au milieu des années 70, David Bowman était dans la mi-vingtaine. Un boulot dans un atelier de typographie de l'Université McGill, un intérêt pour la contre-culture : dire que cet homme rêvait de devenir entrepreneur serait faire un gros accroc à la réalité.
« Je fais partie de la génération des baby-boomers. Et dans les années 70, être un homme d'affaires, ce n'était pas très cool », dit M. Bowman.
Mais le sens des affaires se cache parfois chez les gens à leur insu. Et celui de David Bowman s'est manifesté le jour où un de ses amis est revenu d'un voyage à Boston avec un cadenas de bicyclette. Un cadenas comme on n'en avait jamais vu au Québec.
« À l'époque, les cadenas étaient des chaînes ou des câbles. Mais lui est revenu avec un cadenas en U », explique M. Bowman.
Il n'en fallait pas plus pour que les deux amis descendent à Boston pour rencontrer l'entreprise qui avait fabriqué le cadenas - Kryptonite. Et qu'ils en reviennent avec un contrat d'exclusivité de deux ans pour distribuer les cadenas au Canada.
« Ils ont bien vu qu'on n'avait pas beaucoup d'expérience, raconte M. Bowman. Mais ils ont dit : si vous payez d'abord pour les cadenas, on n'a rien à perdre. »
« Wow. Et vous êtes revenus avec un pack-sac plein de Kryptonite ? » demande Alec Stephani, designer de vélo chez Outdoor Gear Canada, qui assiste incrédule au récit de son patron.
« Non, ils nous ont demandé de payer d'avance... et on n'avait pas assez d'argent », répond M. Bowman en riant.
De retour à Montréal, David Bowman envoie un chèque à Boston. Une boîte de cadenas prend le chemin inverse. Et la carrière d'entrepreneur de David Bowman débute.
L'homme se souvient encore de son premier client, dégoté en épluchant les Pages Jaunes : Cycle Peel, une boutique de vélos qui n'existe plus aujourd'hui. « Le propriétaire m'a passé une commande. Et il m'a donné en même temps quelques conseils. Il m'a dit : c'est très difficile de devenir un fournisseur pour les magasins avec seulement un produit.»
« Alors on a décidé de chercher d'autres produits comme Kryptonite. Des produits intéressants, haut de gamme, qui n'étaient pas disponibles au Canada. »
Cap sur les vélos urbains
Trente ans plus tard, Outdoor Gear Canada est toujours le distributeur exclusif des produits Kryptonite au Canada. Mais l'entreprise a drôlement grandi. L'entrepôt de Saint-Laurent où elle brasse ses affaires contient des piles et des piles de boîtes. Casques de vélo et de motocross, guidons, roues, porte-bagages: l'entreprise, qui compte aujourd'hui quelque 90 employés, fait encore 85% de son chiffre d'affaires en distribuant des accessoires.
Mais ce qui emballe vraiment David Bowman, par les temps qui courent, c'est ce vélo en train d'être assemblé par un employé au fond de l'atelier.
Un vélo Opus.
Après avoir distribué les vélos des autres au Canada pendant des années (ceux de Specialized, Trek et Pro-Flex, entre autres), Outdoor Gear Canada a pris la décision de commencer à fabriquer les siens en 2001.
« D'abord, nous sentions que nous pourrions faire mieux nous-mêmes en termes de design de vélos. Nous connaissons le marché canadien et nous savons ce que les Canadiens aiment », explique M. Bowman.
« Et puis, nous avons un réseau de détaillants au Canada qui est extraordinaire grâce à notre secteur des accessoires. Nous connaissons les détaillants et ils connaissent notre réputation. C'est un avantage majeur », continue le président.
Les vélos Opus, qui comptaient pour seulement 5% du chiffre d'affaires il y a 3 ans, rapportent aujourd'hui 15% des revenus de l'entreprise.
Le catalogue contient autant des vélos de course à plusieurs milliers de dollars que des vélos tout-terrain. Mais un segment d'affaires est en plein boom chez Opus : celui des vélos urbains.
M. Bowman voit avec satisfaction des villes comme Montréal étendre leur réseau de pistes cyclables et faire la promotion du vélo.
« Aujourd'hui, la possibilité d'utiliser le vélo pour aller au bureau ou à l'école est bien réelle. Et c'est la même chose à Toronto et à Vancouver. Depuis que j'ai fondé cette compagnie en 1978, j'ai vu beaucoup de changements dans le monde du vélo. Mais la croissance des vélos urbains est vraiment un phénomène qui se démarque aujourd'hui. »
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Entre 2007 et 2008, les ventes de vélos urbains ont grimpé de 31% chez Outdoor Gear Canada. Cette année, les commandes pré-saison des détaillants ont augmenté de 17%.
Opus vient de lancer une nouvelle gamme de vélos, Urbanista, qui allie le style rétro des anciens vélos européens aux performances des vélos modernes.
« Bicycles - Art - Culture », affiche le blogue que l'entreprise a lancé pour en faire la promotion. Une façon pour David Bowman, peut-être, de concilier les affaires à son goût pour la contre-culture.
« Je ne pourrais pas vendre n'importe quoi, dit-il. Je veux vendre des produits auxquels je crois. »
Et les affaires ?
« Aujourd'hui, j'ai 60 ans, j'ai fait ça pendant la plus grande partie de ma vie et je dois dire que j'aime ça. J'ai appris mes leçons lentement, à mesure que l'entreprise grandissait. Il y a eu beaucoup d'essais et d'erreurs. Mais ce n'est pas de la physique nucléaire : pour être entrepreneur, il faut du gros bon sens. Si vous êtes assez intelligent, si vous avez une bonne équipe - et j'ai une très, très bonne équipe - vous pouvez avoir du succès. »
Le point critique chinois
Lancer une marque de vélos au Québec en 2001 ? Disons qu'il fallait du courage. Parce que la décision a été prise alors que la Chine prenait d'assaut le marché canadien de la bicyclette, comme pratiquement tout le secteur manufacturier.
Entre 2000 et 2007, la valeur des importations chinoises de bicyclettes a pratiquement triplé au Canada, passant de 32 à 93 millions de dollars. La production canadienne, pendant ce temps, chutait. Les Canadiens ont fabriqué 740 000 vélos au pays en 2000; on n'en faisait plus que 480 000 en 2004.
Mais Outdoor Gear Canada a décidé de tirer profit de la Chine. Le design de tous les vélos Opus est fait à Montréal, et 32 des 48 modèles produits par Opus sont aussi assemblés à Saint-Laurent.
Les vélos les moins chers, par contre, sont assemblés en Chine. « La proportion du prix de vente représentée par la main-d'oeuvre n'est pas très importante pour un vélo de moyenne ou haute gamme. Mais elle prend de l'importance pour les vélos d'entrée de gamme » explique David Bowman.
« Il y a comme un point critique », continue le grand patron. « Un prix de détail de 1000$, quand on le fabrique ici, c'est avantageux. »
Sinon, le vélo est assemblé en Chine.